RAYMOND LULLE ET L'ALCHIMIE

Introduction au Codicille avec notes et glossaire par
ROBERT AMADOU
Le Cercle du Livre - La haute Science - Paris 1953

SOMMAIRE

SOMMAIRE

LE MYTHE LULLIEN

A. La légende de Raymond Lulle

B. L'homme et le Mythe

a) Le voyage à Londres

b) Le Corpus chymicum lulianum

c) Raymond Lulle et l'alchimie

d) Raymond Lulle et le pseudo-Lulle

C. Réalité et Genèse du mythe lullien


LE MYTHE LULLIEN

 

A) La Légende de Raymond Lulle

Paul Valéry n'aimait pas la mystique; il ne la comprenait pas, c'était pour lui domaine clos dont l'accès lui fut à jamais refusé. Mais Valéry était poète. Or Valéry entendit un jour résonner dans l'air vide le nom de Swedenborg: "Le beau nom, écrivit-il alors... Il éveille en moi toute une profondeur d'idées confuses autour de l'image fantastique d'un personnage singulier, moins défini par l'histoire que créé par la littérature. Je confesse que je ne savais rien de lui, il y a peu de jours, que ce qui me restait de lectures déjà fort lointaines... Ce souvenir évanouissant m'était pourtant un charme. La simple résonance des syllabes du nom magique, quand je l'entendis, par hasard, me faisait songer de connaissances incroyables" (1).

Combien plus justement ces paroles s'appliqueraient au patron légendaire des alchimistes, au maître vénéré de la Haute Science, au très-savant Raymond Lulle! Car il eût suffit à Valéry de pousser un peu loin ses recherches pour découvrir la véritable personnalité d'Emmanuel Swedenborg, pour s'assurer du calendrier minutieux de ses voyages, pour connaître la liste exhaustive des ouvrages dont il est l'auteur. Mais Raymond Lulle, l'adepte des sciences mystérieuses défie victorieusement qui tente de soulever le voile qui le masque. Le Docteur Illuminé, le Bienheureux Raymond, le Lulle historique eût sans doute été son plus redoutable adversaire. Il le demeure encore; la mémoire du philosophe de Majorque ne peut supporter l'attribution des faits extraordinaires ou des oeuvres ésotériques qui font depuis des siècles la gloire de Raymond Lulle, sa gloire illusoire pour les savants, que seuls connaissent les poètes.

Le nom de Raymond Lulle, ce nom chargé de la promesse des révélations "altissimes", ce nom uni au souvenir d'une vie héroïque et mystique, ce nom certes est le même. Sur l'homme de l'Ars Magna, sur l'apôtre intrépide de l'Afrique, la légende a travaillé. Elle a superposé au récit de ses actions certaines le rêve des faiseurs d'or. Nulle contradiction, nul souci de logique n'ont entravé la naissance du mythe. Raymond Lulle, l'alchimiste, le mythe lullien ont tant vécu dans l'esprit et dans le coeur de tant d'hommes qu'ils ont désormais acquis une puissance et une vertu singulières. L'exactitude historique nous force de retirer au véritable Raymond Lulle l'ample manteau brodé d'étoiles qui le dissimule souvent tout entier. Mais pour comprendre le pseudo-Lulle, immortel par ses ouvrages, pour percevoir sa réalité propre, il convient aussi et peut-être d'abord de nous pencher sur le visage anonyme du mythe lullien. Car cet anonyme, cette légion d'anonymes se disait Raymond Lulle; des générations de chercheurs l'a Lulle. Il reste pour les âmes simples et studieux, Raymond Lulle qui écrivit le cille et mille autres traités dignes d'Hermès Trismégiste.

Depuis le XVe siècle, les alchimistes soucieux de guider les lectures de leurs élèves recommandent au premier chef l'étude d'Arnaud de Villeneuve et de Raymond Lulle. Des liens fraternels disent-ils unirent les des sages et leur enseignement est identique. Même, selon une antique tradition, Raymond Lulle ne laissa pas de mépriser fort l'alchimie et de combattre cette chimère jusqu'à ce que Villeneuve lui démontrât qu'elle était une vraie science(2) Dans la vie merveilleuse de ce Lulle, nous reconnaissons quelques traits du dialecticien espagnol: sa conversion d'une existence de débauche et de plaisir, ses expéditions lointaines ses leçons aux universités les plus célèbres de l'Europe médiévale. Mais l'événement capital, celui qui affirme la science alchimique de Lulle, c'est son voyage à Londres. En 1312, rapporte après bien d'autres Lenglet-Dufresnoy, Raymond Lulle était à Vienne. (3) Il rencontra dans ce ville Jean Cremer (ou Cramer) abbé de l'abbaye Westminster. Ce Cremer était porteur d'un message. Les rois Édouard d'Angleterre et Robert d'Écossé, émus par le bruit des expériences prodigieuses réalisées à Milan par Raymond Lulle offraient à celui-ci de venir exercer son art dans leur île. Raymond se rendit à cette invitation, travailla Si bien que le trésor d'Angleterre s'enrichit soudain et qu'on vit apparaître une nouvelle et lourde pièce d'or dont le nom symbolique dit assez l'origine puisqu'elle est connue comme le < Noble à la Rose » ou encore comme « Raymondine ». L'affaire finit d'ailleurs par se gâter puisque le roi Édouard trop satisfait des services de Raymond enferma celui-ci avec son athanor dans la Tour de Londres et que notre alchimiste dut s'enfuir subrepticement de sa prison pour rentrer en France puis en Espagne. Selon David de PlanisCampy (3 bis) Lulle partit en Afrique convertir les indigènes parce qu'Édouard avait refusé de tourner ses armes contre les infidèles, ainsi qu'il l'avait promis à l'alchimiste en échange de ses services.

L'histoire est jolie... Jointe au mérite des innombrables traités d'alchimie de Raymond Lulle, elle lui a assuré la faveur enthousiaste des alchimistes de tous les temps.

Raymond Lulle est, selon Pernéty, « un philosophe hermétique, l'un des plus savants et des plus subtils et dont la lecture est des plus recommandées. »(4) Au XVIe siècle, l'éditeur de la Somme de Geber (Djabir)(5) demande à ses lecteurs de lui communiquer tous les manuscrits qu'ils posséderaient des maîtres en alchimie; parmi ceux-ci, il distingue Hermès et... Raymond Lulle. La Pretiosa Margarita Novella (6) range Raymond parmi les grands ancêtres et le Président d'Espagnet vante fort son Codicille.

Si Vigner(7) ne cache pas son horreur et ne cède qu'à l'honnêteté en nous confiant que Lulle était magicien, Dom Pernety(8), Eliphas Levi(9), Albert Poisson(10) qui traduisit la Clavicule transcrivent sans la moindre hésitation la même « biographie » et l'accompagnent des plus vives louanges. Ces quelques noms ne sont que des exemples, pris au hasard dans l'immense littérature hagiographico-alchimique, exemples auxquels il faut cependant joindre Corneille Agrippa(11) qui ne dédaigna pas de commenter avec respect les travaux de son maître en occultisme. Et Salzinger, érudit prudent mais alchimiste passionné, fait figurer dans son édition monumentale des oeuvres de Lulle(12) tous les traités alchimiques qui lui sont attribués. Il suivait seulement ainsi le catalogue dressé par Sollier, peu suspect de magie, dans les Acta Sanctorum (13). Plus près de nous, c'est J.-B. Dumas, grand savant mais piètre exégète qui admet que quelques-uns des opuscules hermétiques "doctissimi Raymundi Lulli" pourraient bien être l'oeuvre du mystique catalan(14).

Or, tous ces auteurs, et cent autres avec eux se sont trompés. Il est temps maintenant sinon de détruire l'indestructible mythe lullien, du moins de montrer que l'image d'un Raymond Lulle alchimiste est bien une image mythique, de situer en somme, dans leurs vraies relations, le mythe et l'homme Raymond Lulle.

B) L'Homme et le Mythe

De l'homme, accablé sous le poids du mythe, il suffira de dire ici peu de choses. Raymond Lulle (Ramon Llull) est né à Majorque en 1233. Il est mort en 1315, peut-être martyr des Sarrasins. Après une jeunesse tumultueuse qui ne va pas sans rappeler celle de Saint Augustin, il abandonne sa riche famille, sa maison et se voue à l'apostolat des infidèles. Il parcourt l'Europe, l'Asie, l'Afrique; il fait naufrage; il tombe prisonnier des infidèles. Sa science est vaste : Lulle est à la fois poète, mystique et philosophe. Sa doctrine philosophique, qui combat Aristote et Averroës, repose essentiellement sur la croyance au pouvoir souverain de la raison qui, bien conduite -c'est le but de la dialectique lullienne, du système scolastique de l'Ars Magna- peut parvenir à la connaissance vraie de toutes réalités. Le talent du philosophe, dont l'influence fut considérable, égale celui du poète et du romancier qui chanta les joies de l'âme unie à son créateur (L'Ami et l'Aimé, le Félix, etc...) (15). Mais parmi les dons multiples de Lulle, il en est un que la critique impartiale ne peut que lui refuser. Jamais le Docteur Illuminé ne fut alchimiste. L'étude très complète de Luanco(16) constitue le premier effort pour démontrer systématiquement cette vérité. Avant d'essayer d'exposer nous-mêmes pourquoi Lulle ne peut pas avoir été alchimiste et pourquoi il ne le fut pas, rendons justice à quelques vieux auteurs qui devinèrent l'invraisemblance d'un Lulle magicien. Gustave Naudé, au XVIIe siècle, comprenait Raymond Lulle et Arnaud de Villeneuve, «les deux idoles et dieux tutélaires des alchimistes» dans son «Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie»(17). Pasqual (18), au XVIIIe siècle, attaqua Salzinger et dénonça comme apocryphes les traités d'alchimie de Raymond Lulle que l'éditeur allemand avait publiés.

Le voyage à Londres, l'authenticité du «corpus chymicum lulianum », le sentiment exprimé du Majorcain sur la transmutation des métaux, le débat sur l'alchimie de Lulle se réduit à ces trois points principaux. Examinons-les successivement.

a) Le voyage à Londres

Le document essentiel qui fonde le voyage de Raymond à Londres est le testament de Jean Cremer (ou John Cramer). Or, ce testament, publié pour la première fois par Michel Maier(19), est manifestement apocryphe. Aucun Cremer (ou Cramer) ne figure sur la liste des abbés ou des prieurs de Westminster depuis sa fondation. D'autre part, il est curieux de mettre en évidence la confusion qui donna naissance à la fable de ce voyage à Londres. Cette confusion en effet rapporte au règne d'«Édouard roi d'Angleterre» des événements survenus sous les règnes successifs d'Édouard Il, Édouard III et Édouard IV. En 1307, Édouard Il monte sur le trône. Il est roi d'Angleterre à l'époque où Lulle, dit-on, se rendit aux îles Britanniques. Mais la seule mention d'un alchimiste fabriquant de l'or pour le trésor royal date de 1344 temps d'Édouard III; et cette mention, plus tard appliquée à Lulle concernait alors un adepte contemporain Ripley. Enfin, c'est en 1465 seulement, sous le règne d'Édouard IV qu'apparaissent les premiers «Nobles à la Rose» ou Raymondines(20). Reste l'enrichissement subit et passager d'Édouard Il, enrichissement dont l'histoire a conservé la trace. Naudé consigne le fait et le réduit à ses justes proportions «Les chimistes lui attribuent (à Lulle) la connaissance de la pierre philosophale par une simple métamorphose de l'impôt qu'Édouard fit mettre sur les laines que l'on transportait d'Angleterre en Brabant à la somme de six millions d'or qui lui fut donnée par le chimiste pour faire la guerre contre le turc et les infidèles».(21) Ne parlons pas des expériences de Milan que le Liber Mercuriorum situe en 1333, dix-huit ans après la mort de Raymond!

 

b)Le Corpus chymicum lulianum

Penchons-nous maintenant sur les grimoires poussiéreux que compulsent encore les alchimistes contemporains, qui constituent le corpus chymicum lulianum (22) et dont les titres s'ornent du nom prestigieux de Raymond Lulle. Cet ornement est-il emprunté? Assurément, dit l'expertise, qui le prouve.

Deux catalogues bibliographiques ont été dressés du vivant même de Lulle. Le premier de ces catalogues est de 1311, le second est de peu postérieur au premier, sans doute de 1314(23) . Une troisième liste complète les deux premières et énumère les manuscrits inédits; elle fut établie par Lulle lui-même dans un testament indiscutablement authentique en date du 26 avril 1313(24). Or ces trois catalogues sont muets sur les milliers de traités alchimiques que la postérité attribuera au Docteur Illuminé.

Mieux encore, voici les résultats de l'application à ces traités de la critique interne ou externe la plus impartiale. Aucun manuscrit alchimique de Raymond Lulle n'est antérieur au XVe siècle. Le style de ces manuscrits ne permet pas de dater leur rédaction au-delà des dernières années du XIVe siècle et ce style ne ressemble en rien à celui très caractéristique du vrai Raymond Lulle, le dialecticien ou le poète. Non seulement Londres mais d'autres villes ont, selon le pseudo-Lulle, été visitées par Raymond alors que nous savons parfaitement qu'il n'y a jamais été. Le pseudo-Lulle se réfère à des personnages postérieurs à la mort de Raymond (1315). Aucun contemporain de Lulle, dont la vie cependant, sinon la mort, nous est bien connue, ne sait rien de son goût pour l'alchimie ni des travaux qu'il aurait entrepris sur cette science. Il est même tort douteux que Rayrnond rencontrât jamais Arnaud de Villeneuve. (25)

 

c) Raymond Lulle et l'Alchimie.

Est-il encore besoin d'argument pour prouver que le romancier du Félix ne pratiqua pas l'alchimie? Nous opposerons cependant à la légende une dernière objection, propre, croyons-nous, à mieux définir les rapports du mythe et de l'homme Raymond Lulle.

Le philosophe scolastique a écrit sur l'alchimie. Nous possédons des textes authentiques où Raymond Lulle traite de l'alchimie, où il expose son point de vue sur l'Art des Sages. Ces textes sont nombreux, répartis en plusieurs ouvrages. Mais leur ton est bien différent de celui des opuscules du pseudo-Lulle... Ils s'accordent tous en effet pour réfuter l'alchimie, pour condamner cette fausse science, pour montrer la vanité de ses prétentions. Voici quelques-unes de ces affirmations dogmatiques, sans nulle obscurité

"L'alchimie est-elle une science? Non, et je le prouve ainsi..." (26)

"Il n'est pas possible qu'un métal soit changé en l'espèce d'un autre métal, etc..." (27)

"De même qu'aucun artiste ne peut changer un animal en un autre animal ou une plante en une autre plante, de même l'alchimiste ne peut transmuer une espèce de métal en une autre espèce". (28)

"L'alchimie est-elle possible ?... Une espèce ne se change pas en une autre espèce. Et ici les alchimistes se lamenteront et auront une occasion de pleurer (sic)". (29)

"Selon vos paroles, il est impossible que l'on fasse une transmutation d'un élément en un autre, ni d'un métal en un autre, selon l'art d'alchimie, car vous dites qu'aucun métal ne désire changer son être en un autre être ; car s'il changeait son être en un autre être, il ne serait pas le même être qu'il aimait à être; j'ai donc bien compris vos raisons et allégories(30)".

Extrayons enfin une phrase du livre "De mirabilibus orbis" qui laisse penser que Raymond Lulle, avant Berthelot, tenait les alchimistes pour de simples doreurs. "Aurum chymicum non est nisi apparenter aurum..." Il nous paraît inutile de commenter des déclarations aussi claires, aussi nécessaires dans le cadre de toute la philosophie lullienne. La difficulté de les concilier avec les manuels hermétiques du pseudo-Lulle apparut même aux alchimistes. Mais leur conviction n'en demeura pas moins solide. "Il n'est rien de si facile, écrit par exemple Lenglet-Dufresnoy, que de lever cette légère difficulté (sic). Croit-on que Raymond ait été moins discret que les autres philosophes hermétiques? Ceux qui sont les plus experts se font un principe de déclamer publiquement contre la transmutation des métaux dans le temps qu'eux-mêmes se livrent entièrement à la pratique de cette science. Ils ont la précaution par là de ne pas dévoiler au public le mystère de leur conduite, qui est toujours blâmée dès qu'ils viennent à manquer dans leurs opérations et qu'ils se gardent bien de faire connaître s'ils viennent à réussir, parce qu'ils exciteraient du moins la jalousie de leurs contemporains" (31). Ainsi Raymond Lulle eût été capable de construire un système parfaitement cohérent, illustré par chaque ligne de ses oeuvres, défendu ardemment pendant toute sa vie, dans lequel l'alchimie n'avait point de place... et ce système qui se range parmi les grandes philosophies du moyen âge n'eut été qu'une ruse, un faux semblant! Nous ne commenterons pas non plus la réponse de Lenglet-Dufresnoy; nous ne la réfuterons pas. Si l'argument tiré des opinions contradictoires de Lulle et du pseudo-Lulle constituait notre seule objection, peut-être l'habile "explication" de Lenglet-Dufresnoy nous arrêterait-elle un instant. Mais le faisceau des preuves que nous venons de rassembler nous paraît clore la discussion.

d) Raymond Lulle et le pseudo-Lulle.

Raymond Lulle fut un éminent chimiste: on lui doit la préparation des huiles essentielles, du mercure doux, du carbonate de potasse au moyen du tartare et des cendres de bois(32). Raymond Lulle fut l'admirable mystique ami de Dieu, aimé de lui. Il fut aussi le génial philosophe dont les intuitions rejoignent souvent la doctrine traditionnelle de l'occultisme. Si Lulle condamna l'alchimie, ainsi qu'on vient de le voir, la géomancie(33) et en général la pratique des "sciences occultes", on pourrait cependant le ranger parmi les penseurs traditionnels et les théosophes. Comme eux, il professe la théorie des correspondances, fondement de l'ésotérisme. L'étude du Raymond Lulle historique mérite d'être recommandée à l'occultiste, sur un plan différent, autant que celle du pseudo-Lulle(34). Mais l'auteur des traités d'alchimie est bien un pseudo-Lulle. Le véritable Raymond ne fut jamais alchimiste. Les ouvrages d'alchimie qu'on lui attribue sont apocryphes.

Quel est donc l'auteur du corpus chyrnicum lulianum? A cette question, qui surgit naturellement de l'étude du mythe lullien, on ne pourra sans doute jamais donner de réponse satisfaisante. Les petits et les grands alchimistes du XVe siècle et des siècles suivants se sont couverts du patronage de Lulle. Ainsi s'explique la diversité des éléments du corpus chymicum où les classiques de la transmutation voisinent avec de naïves recettes de sorcier de village, dignes en tous points des recueils attribués au Grand Albert, cet autre mythe de la magie occidentale(35). Le corpus chymicum lulianum est issu de la collaboration non concertée de plusieurs auteurs, dont la plupart resteront toujours inconnus, ou auxquels on ne saura quels livres assigner. Il semble certain toutefois que quelques-uns des meilleurs ouvrages du pseudo-Lulle sont sortis de la plume de Raymond de Tarrega (appelé quelquefois, par erreur, R. de Ferrago), juif espagnol converti puis dominicain apostat de la fin du XIVe siècle. La condamnation par Grégoire XI de cinq cents propositions tirées des oeuvres de Lulle, cette étrange condamnation dont la bulle demeure introuvable et la réalité douteuse, n'est peut-être qu'une autre légende bâtie autour de la condamnation et de l'excommunication, assurées celles-là, de Raymond de Tarrega que l'on aurait alors connu comme le pseudo-Lulle(36).

Gérard Dorn, l'éditeur, le traducteur et le commentateur de Paracelse, l'érudit du XVIe siècle, est certainement responsable de quelques «pseudo-Lulle». Jusqu'au XVIIe siècle, peut être même à l'occasion de l'édition Salzinger, des disciples sincères du Lulle selon leur coeur, ajoutèrent encore quelques titres au corpus chymicum lulianum. Mais il est impossible à l'aide de ces hypothèses fragmentaires, de poser sur le mythe lullien une identité précise encore que multiple(37).

C) Genèse et Réalité du Mythe lullien.

Il n'est guère aisé non plus de décrire la genèse du mythe lullien, celui-ci échappe, en quelque sorte par définition, aux mécanismes rationnels; sa logique est tout affective. Gustave Naudé, ce très subtil et parfois féroce psychologue, trouve trois causes à la réputation merveilleuse des grands personnages, et en particulier de Lulle.

La première, c'est que les écrivains se contentent fréquemment de reproduire des opinions antérieures et qu'ils considèrent que l'accord de plusieurs auteurs garantit l'exactitude d'un fait. Ainsi se propagent, ainsi s'amplifient les renommées usurpées.

La seconde raison, invoquée par Naudé, est que les auteurs veulent vendre leurs livres, fut-ce sous une fausse étiquette, fut-ce une marchandise frelatée. Il faut donner au public ce qu'il attend, ce qu'il réclame inconsciemment.

Enfin "les témoignages de ceux qui les font magiciens sont plutôt fondés sur la coutume que les auteurs ont pris de leur faire jouer toutes sortes de personnages que sur le nombre ou la vérité des preuves que l'on peut avoir eues de ce soupçon". (38)

L'analyse de Naudé n'est pas tout à fait fausse; elle n'est pas tout à fait complète non plus. Car le fait capital est le besoin de merveilleux, l'appétit de mystère qui conduit les adeptes sur les chemins de l'occultisme et qui s'avère bientôt tyrannique. L'esprit de l'homme, où gît l'ultime explication, plus encore que le monde, selon Bergson, est "une machine à faire des dieux". La présence d'un héros à l'image de leurs rêves, n'était-elle pas rassurante, n était-elle pas la meilleure preuve de leur élection et le meilleur gage des succès futurs pour les fabriquants d'homuncules? Et la race des alchimistes n'est pas près de s'éteindre...

Raymond Lulle fut ce héros; il l'est encore. On l'adjoignît à cette race ; il lui appartient désormais. Qu'importe aux alchimistes obstinés et fidèles, les démonstrations mortes ! Ils sont invulnérables et nos armes sur eux n'ont pas de prise. Leur Raymond Lulle, celui que nous appelons le pseudo-Lulle, celui-là est pour eux bien réel. Quelle réalité envoûte comme fait un mythe et exerce ainsi son pouvoir? Le pseudo-Lulle ne fut pas Raymond Lulle; il fallait le dire. Le mythe sort épuré de cette épreuve. Il vit dans leurs coeurs comme dans ceux des saints et des enfants. Il veille sur la cuisson de l'oeuf philosophale. Sa présence plane sur les oratoires, au milieu des fourneaux. Raymond Lulle, le pseudo-Lulle, le mythe lullien au dix cerveaux, au seul calame: "Pour les vrais Kabbalistes et les voyants, cet homme était un grand prophète et pour les sceptiques qui savent du moins respecter les grands caractères et les hautes inspirations c'était un sublime rêveur" (39).

C'est ce Raymond Lulle aussi qui nous légua le Codicille.

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1 Paul Valéry, Variétè V, Paris, Gallimard, 1925, Paris.

2 D'après un manuscrit anonyme, la Conversatio philosophorum, cité par Valentinelli, Bibliotheca Maruscripta ad S. Marci Vennetiarum, Venise, 1868-1873 (6 vol.) Cf. t. V. p. 157. Valentinelli date la Conversatio de 1475.

3 Lenglet-Dufresnoy, Histoire de la Philosophie Hermétique, Paris, 1742, t. I, p. 144.

4 Dictionnaire Mytho-hermétique, Paris, 1758, p. 426

5 Berne, 1545.

6 Venise, 1546.

7 Historia Ecclesiastica, 1285.

8 Dictionnaire Mytho-hermétique, Paris,1758, s.v. Lulle.

9 Histoire de la Magie, Paris, 1860, pp 228 ss.

10 Cinq Traités d'Alchimie, traduits par Albert Poisson, Paris, 1890. Cf. notice sur Lulle, p. 25.

11 Cornelii Agrippae Commentarii, Salingiaci, 1538.

12 Opera Omnia Lulli, Mayence, 1731-1741 (10 vol. dont deux (7 et 8) ne furent jamais publiés).

13 Anvers, 1643-1882. Cf. juin t. V Anvers, pp. 707-709.

14 Leçons sur la Philosophge chimique, Paris, 1878, p. 36.

15 La vie et les oeuvres du Raymond Lulle historique ne sont pas notre sujet. Nous renverrons donc aux meilleurs ouvrages parus sur la question. La plus complète biographie nous paraît etre : E. Allison Peers, Ramon Lull, a biography, Londres, 1929; l'auteur rejette en deux pages les ouvrages apocryphes de L. (pp. 405-407). M. Probst a donné une étude devenue classique sur « Caractere et Origine des idées du Bienhereux Raymond Lulle » Toulouse, 1912. M. Jean Henri Probst se contente lui aussi de mentionner, en la repoussant la légende d'un L. alchimiste (p. 169). Citons enfin l'excellente et longue notice du P. Ephrem Longpré dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, Paris 1926, tome IX, col. 1111. On trouvera une bonne bibliographie dans Probst, op. cit. in fine.

16Ramon Lull considerado como alquimista, Barcelone, 1870.

17 Paris, 1625.

18 Vindiciae Lullianae, Avignon, 178,7 (4 vol.). Cf. t. I, pp. 437-8-9.

19 In Tripus Aureus, Francfort, 1618 (réédité en 1677), p. 535. John Read (Prelude to Chemlstry, Londres, 1936) remarque plaisamment que le prétendu portrait de Cramer, en tête du Tripus Aureus a été utilisé en 1624 par le même editeur pour représenter... Thomas d'Aquin!

20 Cf. A.B. Waite, Lives of Alchemystical Philosophers, Londres, 1888, pp.82 ss. qui utilise, pour établir cette dernière précision un manuel classique de numismatique, confirmé par nos proches recherches. L'argument tiré par plusieurs auteurs et notamment par Probst, op. cit. p. 170 de la mention d'un «Robert roi d'Angleterre» dont l'histoire n'aurait pas retenu le nom paraît sans valeur. Car Robert est présenté dans tous les textes de Lulle que nous avons eus sous les yeux comme roi d'Ecosse (et non d'Angleterre). Or Robert Bruce (Ou Robert I) (1274-1329) était bien roi d'Ecosse à l'époque du prétendu voyage de L. à Londres. Seul Denys Zachaire, suivi par Dom Pernety (op. cit. p. 426) parle d'une lettre de L. à «Robert roi d'Angleterre».

21Gustave Naudé, Apologie... Op. cit., p. 374. Le mythe de l'alchimiste procurant au souverain l'or dont il frappera 55 monnaie se retrouve souvent au cours de l'histoire. Son fondement véritable est peut-itre l'intérêt que quelques princes manifestèrent incontestablement pour le grand-oeuvre. Parmi ces derniers, citons, à titre d'exemples, Rodoîphe Il d'Allemagne, Ferdinand III et Léopold Ier ainsi que l'électeur de Saxe Auguste, les rois danois Christian IV et Frédéric III, Elisabeth d'Angleterre, Alphonse X de Castille, etc. Mais il est douteux que la légende doive être reçue du général Paylmll fabriquant de l'or pour Charles XII de Suède ou de Ferdinand III d'Allemagne et de Henri IV d'Angleterre utilisant le métal transmué par la poudre de projection. Il semble cependant que Henri VI ait fait appel à des alchimistes pendant la première moitié du XVe siècle et le connétable de Bourbon contraignit Cornelius Agrippa de s'essayer à la fabrication de l'or, sans que le succès d'ailleurs vint couronner les efforts du célèbre magicien, assez peu favorable à ce genre de travaux.

22 Nous avons mentionné la liste de ce corpus selon Sollier, qui l'avait sans doute empruntée à Alfonso de Proaz (Raymundi Lulli Opuscula, Valence, 1512) et qui fut suivi par l'éditeur Salzinger. Lenglet-Dufresnoy (op. cit. t. III, pp. 210 ss) a aussi donné une liste des ouvrages alchimiques du pseudo-Lulle. Mais le meilleur inventaire en a été effectué par Littré, Histoire littéraire de la France, t. XXIX, Paris, 1885, pp. 273 ss. Le seul complément à cet excellent travail, le dernier achevé par Littré avant de mourir, est : J. M. Batista y Roca, Catalech de les Ohres lulianes d'Oxford, in Boletin de la Real Academia de Buenas Letres de Barcelona, Barcelone, 1915, t. IV, pp. 204-238 et t. XVI, pp. 308-330.

Le Dr Carmelo Ottaviano (L'Art compendiosa de R. Lulle avec une étude sur la hihliographie et le fond amhrosien de Lulle, Paris, Vrin, 1930) classe évidemment le corpus alchemicum qu'il répertorie parmi les ouvrages apocryphes.

Batllori, M. (Introducción hihliográfica a los estudios lulianos, Palma de Mallorca, Escuela Lulística de Mallorca, 1945) ne se préoccupe pas du pseudo-Lulle ni de ses ouvrages alchimiques.

23 Manuscrit de la Bibliothèque Nationale, fond français No 15450 fo 80, provenant de l'ancienne bibliothèque de la Sorbonne.

24 El Testamento de Ramon LuIl y la Escuela Luliana en Barcelona, Barcelone, 1896. Cf. Léopold Delisle, Les Testaments d'Arnaud de Villeneuve et de Raymond Lulle, in Journal des Savants, juin 1896, Paris.

25 Sur tout ceci, voir les justifications et les documents réunis par Luanco, op. cit. Et aussi P. Ephrem Longpré, Dictionnaire de Théologie catholique loc. cit. et Avino, El Terciari Francesca Beat Ramon Lull, Ignalda, 1912. Quant à Arnaud de Villeneuve, il semble bien qu'il s'intéressa à l'alchimie et nous croyons authentique ses Qestiones tam essentiales quam occidentales de lapide philosophorum, dédiées à Boniface VIII. Consulter avec prudence: M. Haven, Arnaud de Villeneuve, Paris, 1896.

26 De novo modo demonstrandi, in Salzinger, op. cit. t. IV, p. 16.

27 Liber prIncipiorum medicinae, dist. 6, c. 20 in Salz. t. I. p. 31.

28 Quaestiones per artem demonstrativam seu inventivam solubiles, 166, in Salz. t. IV. p. 165.

29 Ars generalis ultima, pt. XI. sect. V. c. 15

30 Fèlix, t. I, c. 4.

31 Lenglet.Dufresnoy, op. cit, tome I, pp. 174-175.

32 Sur L. chimiste, cf. Louis Figuier, Doctrines et travaux des alchimistes, Paris, p. 82. Probst, op. cit. p. 168 et le bon article de F. Qerubi de Carcagente, R. Lulio alquimista, in Rivista luliana, février 1902, pp. 118-119. On a souvent attribué à Raymond Lulle la préparation de l'eau-forte (aqua fortis acuta). Mais Gerbert, avant lui, avait étudié ce dissolvant. De même Lulle n'inventa pas l'alcool (eau ardente) connu et préparé longtemps avant lui mais il inaugura un nouveau procédé de fabrication, en rectifiant le liquide sur du carbonate de potasse.

33 Notamment dans le prolôgue du Tractatus novas de Astronomia.

34 La question sort du cadre de cette introduction. Cf. Probst-Biraben, R. Lulle et l'astrologie, in Cahiers Astrologiques, mat-juin 1949, pp. 133 ss. et du même : Raymond Lulle, in Revue théosophique, juillet 1950 et aussi Probst (J.H.) Lull, champion universel de l'unité par inspiration et par tradition, Estudis Franciscans, Barcelone, 1934, pp. 290-303. Sur les rapports de la philosophie de L. et de la Kabbale, voir Adolphe Franck, La Kabbale, Paris, 1943, ch. III, et Waite, The Holy Kabbalah.

Paul Vulliaud (La Kabbale juive, t. Il, p. 188) soutient qu'il n'y a nulle trace de Kabbale chez R. Lulle et que les ouvrages cabalistiques qui lui sont attribués sont apocryphes. Même dans cette dernière hypothèse, on peut se demander si les combinaisons de lettres, par exemple, ne doivent pas être rapprochées des procédés cabalistiques, si répandus en Espagne au temps de Lulle, et dont il serait incroyable que celui-ci n'ait point eu quelque connaissance.

35 Auquel on attribua d'ailleurs un De Alchimia évidemment apocryphe.

36 Gence, le disciple de Louis-Claude de Saint-Martin et l'auteur de la notice sur Lulle dans la Biographie Unicerselle. (Paris, 1820, t, V, s.v. Lulle) attribue à Tarrega les ouvrages du pseudo-Lulle. Sur cette question diffficile, voir l'excellent Marcelino Menendez y Palayo, Historia de los Heterodoxes españoles, Madrid, 1880, 3 vol, Cf. tome I, pp. 496-497.

37 Signalons l'hypothèse de A.E.Waite (Three famous Alchemists, Londres, Rieder, 1939) d'après tous les ouvrages signés Raymond Lulle pourraient se répartir entre trois auteurs qu'il nomme respectivement: le Docteur Illuminé, (c'est le Lulle historique, le Majorcain), le Docteur mystique (le poète). Malgré le talent de Waite, cette thèse est inacceptable. En effect, il est bien établi d'une part que l'auteur des livres philosophiques, le L. historique est aussi celui des ouvrages mustiques. D'autres part, comment admetre qu'un seul homme ait rédigé la collection entière du corpus chymicum lulianum, si varié et si considerable ?

38 Gustave Naudé, Apologie... Op. Cit. pp. 373 et 635 ss.

39 Eliphas Lévi, Histoire de la Magie, Paris, 1860, p. 341.